L’idéal peut-il être un projet artistique ? J’ai lu, une fois, l’explication faite par quelqu’un de la célèbre histoire de la réaction hostile manifestée par Nikolai Rubinstein à l’encontre du premier concerto pour piano de Tchaikovsky. Cette personne remarquait, peut-être de manière très anodine, que notre réaction extrêmement favorable, et à juste titre, à l’égard de ce concerto désormais témoigne de l’extrême idéal artistique qui était porté par les frères Rubinstein. Initialement, ce commentaire m’a semblé assez facile, sans fondement particulier. Peut-être l’est-il, mais il a ensuite suscité chez moi une pensée. Et si la piètre reconnaissance dont Anton Rubinstein jouit en tant que compositeur tenait à ce qu’il avait toujours poursuivi un idéal comme projet artistique, si élevé et incompréhensible aux yeux des autres que cette quête entière ne pouvait rien donner d’intelligible aux sens du public ?

Cette question, posée à la manière d’une hypothèse, n’est aussi qu’une spéculation, mais je trouve qu’elle est un prisme fabuleux selon lequel regarder la production artistique de Rubinstein. Et si, effectivement, l’on tient l’idéal, qui est censé être un point à l’infini, comme cible tangible de nos efforts artistiques, comment peut-on espérer y toucher un jour ? Les plus nobles des intentions gouvernent alors chaque aspect de l’entreprise, mais y décèlera-t-on jamais plus que ces seules intentions (si tant est que l’on y soit attentif, n’ayant pas même le référent de l’idéal lui-même pour comparer et réaliser que tous les efforts produits l’ont été en conformité avec l’exigence de cet idéal) ? L’idéal n’étant pas dans le spectre matériel des possibilités, le toucher grâce aux moyens matériels du labeur artistique semble être une vaine entreprise. Si l’on s’intéresse aux autres compositeurs géniaux, qui jouissent d’une plus grande reconnaissance, on voit qu’ils parlent, pour la plupart, une langue assez prosaïque, dont le merveilleux agencement guidé par une idée discrète, esquissée par l’œuvre plutôt que suivie scrupuleusement, permet le bijou musical. Tout cela est plus délicat avec Rubinstein, qui parle peut-être son propre langage, et dont l’originalité des idées et des moyens est extrême à l’oreille. C’est la langue de l’homme habité par l’idéal, mais qui n’est pas en mesure de l’exprimer, de le donner à voir tel quel.

Heureusement, cette histoire n’est point exclusivement une tragédie, il me semble. Car avec un artiste aussi puissant que Rubinstein, on ne peut guère supposer que l’idéal n’ait pas été atteint au moins une fois. Pour cela, il ne faut pas forcément chercher là où les efforts ont été les plus manifestes, mais, au contraire, là où l’artiste a pu être distrait, par une forme ou par un style adoptés, de sorte que son idéal infuse discrètement la musique sans qu’elle ait eu besoin d’y penser activement. C’est ce qui se passe, à mon avis, dans les Six Préludes et Fugues Op.53. Non seulement ces six pièces ont une forme traditionnelle, presque archaïque même, mais en plus elles portent chacune une dédicace à un compositeur, dans le style duquel elles s’expriment.

Je veux parler surtout des numéros 3 et 4, mais ce sont, en vérité, toutes des pièces d’exploration profonde et de style élevé. Je veux mentionner, également, que dans la deuxième fugue il y a un passage où le thème semble chanté, avec des accents poignants, entre quelques repos dynamiquement méditatifs. Rubinstein nous ramène ainsi à ce que c’est que de méditer tout en étant profondément habité de l’idée fixe.

Le numéro 3, à Hans von Bülow, débute comme un tourbillon de bonheur, caractérisé par une effusion hors du commun à laquelle Rubinstein ne laisse pas une pause jusqu’à la fugue. Ce que l’on voit dans cette œuvre, c’est qu’aux sentiments, soigneusement définis et circonscrits, il donne exactement la forme qui leur est propre, à eux et à leur action. Cette joie ininterrompue a l’aspect du torrent, ou de la fontaine claire, généreuse et abondante. La fugue est alors une précision, une exploration plus subtile, de ce que le prélude a esquissé. En l’occurrence, du bonheur profus naît la tendresse, avec toutes ses couleurs et ses actions immédiates sur le cœur. L’on saurait difficilement concevoir une joie plus complète que celle qui nous enveloppe grâce à la fugue. Ce terme, de se laisser envelopper, a une immense importance, car à la culmination du propos on voit enfin le tableau apparaître : deux amis, qui depuis longtemps ne se sont vus, se retrouvent enfin et se prennent dans les bras l’un de l’autre. Quelle émouvante scène !

Le quatrième prélude institue très clairement, dès le début, la couleur dramatique. Il s’agit d’un drame qui monte continuellement dans l’atmosphère, loin des vicissitudes du monde. Il atteint enfin, à la fugue, le domaine de la résonance singulière, l’échelle cosmique. La fugue entière plane dans le cosmos, à l’échelle où toutes les immensités semblent rapprochées, à portée de l’écoute et de la conception. Aux mouvements des bras et de l’esprit d’un homme, on voit les planètes et tous les astres s’assujettir en leur trajectoire. Et à un moment enfin, on sent la musique qui dépasse les intentions, qui dépasse même la mesure humaine, et l’idéal se manifeste dans toute sa hauteur, et dans sa magnitude extraordinaire. Tous les mouvements sont habités par eux-mêmes, ils prennent vie sans les mains coordinatrices pour les gouverner, car tout obéit à un dessein plus démesurément grand et important. C’est un drame à l’échelle de l’univers, comme peut-être personne d’autre n’en a jamais créé.

Je tiens enfin à relever la fin acerbe et magnifique de la dernière fugue, qui est un géant, une perspective monumentale, qui avance de soi-même jusqu’à la fin. La fin de l’amer dégoût avec lequel on achève la plus noble des œuvres, parce que l’on sait que la vulgarité nous attend à son sortir.