Busoni et la violence, partie première
Il suffisait d’écouter et de laisser tourner dans ma tête la Trauermarsch de l’opéra Götterdämmerung de Wagner pour en venir au présent sujet, celui de la violence. Puis, je me suis rappelé que c’était chez Busoni qu’il y avait, à mon sens, les manifestations les plus fascinantes et magnifiques de violence en musique. Enfin, je me suis rappelé également que la Trauermarsch que j’écoutais était une transcription de Busoni, la seule transcription de Wagner par Busoni que je connaisse. Le cycle d’idées était donc parfaitement clos.
La violence chez Busoni n’est pas une violence dirigée par une quelconque passion, la plupart du temps. Ou, si passion il y a, ce n’est pas que la violence lui octroie un mode d’expression déchirant, mais plutôt qu’elle permette une concentration plus grave et complète de cette passion. Ce n’est donc pas la violence repoussante que l’on frissonne de voir apparaître dans l’art, mais la violence captivante, qui parle directement aux nerfs et aux muscles, pour les faire participer à l’expérience esthétique de manière extrême.
Jusque dans son choix de pièces à transcrire, Busoni semble manifester un intérêt pour la violence musicale. On peut penser à la Chaconne de Bach, qui dans l’urgence de l’élévation à la fin traduit au moins un déchirement, à la première Mephisto-Waltz de Liszt, “Der Tanz in der Dorfschenke”, et que Horowitz a peut-être rendue encore plus violente, à la Fantaisie et fugue de Liszt sur le Ad nos ad salutarem undam de Meyerbeer, avec des sons écrasants et d’une extrême résonance, et bien sûr à la Trauermarsch de Wagner, où la violence austère est peut-être la plus marquée, car il s’agit de l’agent moteur du ton de l’œuvre. A partir d’un thème qui ne semble pas avancer, qui apparaît comme stagnant dans sa sombre majesté et son dédain austère, une telle énergie est déployée qu’elle parvient tout de même à susciter quelques mouvements. On sent qu’ils n’ont que très peu de liberté et de fluidité, mais, sans dispersion, ils en sont d’autant plus assertif. Tel est un cas notoire de concentration permise par la violence. Ultimement, c’est la stagnation qui reprend l’ascendant, et qui entraîne toute la pièce avec elle dans les abysses les plus noires qu’il nous soit donné d’imaginer.
On trouve quelques exemples de cette violence assez tôt dans les œuvres de Busoni, dans sa dernière étude Op.16 par exemple, mais il s’agit surtout, d’abord, d’une concentration sérieuse qui induit très rapidement une tension. Dans la première Suite symphonique (remarquez la parfaite figure vindicative de Busoni sur la photo de couverture de la vidéo), le début du prélude annonce cette austérité très grave, ce placement sur un piédestal de la voix musicale, dédaigneuse ou vindicative. Dans la gigue, cette intensité a bien sûr une connotation militaire, puisque nous sommes comme placés au milieu d’un combat, et le dernier mouvement s’achève lui aussi avec cette touche glorieuse et sinistre, mais je crois que tout peut se rapporter à la violence d’un regard, qui a le sens du drame et du grave. Sans ce regard, il n’y aurait que des épisodes séparés, alors qu’ici ils s’inscrivent dans la même vision, très haute et sérieuse, des situations humaines, dans l’introspection comme dans le déploiement physique. La Sonate pour violon numéro 2 débute elle aussi avec un ton très grave, mais celui-ci n’est pas voué à reparaître comme tel par la suite : il a encore une fois pour vocation de concentrer les sentiments les plus purs, sérieux et importants dès le début de la pièce. Cette netteté qui en résulte, et la structure immaculée de la sonate, sont certainement des effets de la concentration intense avec laquelle elle débute. Rien n’est laissé au vulgaire et à l’éparpillement, le propos est cristallin.
Le premier vrai cas remarquable de violence musicale chez Busoni se manifeste à mon avis dans le Concerto pour piano, cette œuvre extraordinaire, vaste, généreuse, pleine d’or, de danses et de méditation. Lorsque l’agitation effrénée devient complètement impossible à retenir, dans le quatrième mouvement, au point où, momentanément, l’orgie semble abandonnée au hasard et au chaos, la main de la justice et de l’ordre revient frapper sur les parois de la caverne, d’un impact sourd, mais aussi presque métallique comme si le frappement du point touchait également les bijoux et les métaux précieux. C’est la violence du ressaisissement, qui encore une fois revient concentrer toute cette énergie auparavant dispersée. Mais la particularité de cet emploi est que, contrairement aux fois précédentes, les nerfs du spectateur sont, eux aussi, sollicités dans cette violence, ce qui fait d’ailleurs le caractère authentique de cette violence. On se prend à souhaiter frapper du poing aussi, sur n’importe quelle paroi qui y répondra, au moment d’écouter ce passage du concerto. La gravité de l’instant, on la sent jusque dans les muscles, contractés et remplis de vigueur par la violente sollicitation musicale. Le phénomène physique va jusque dans la fixité obtenue dans les yeux, à la fois galvanisés par la sanction qu’ils se prennent à rendre, et effrayés par cette même sanction qu’ils se prennent à subir.