Ilona Eibenschütz joue Schumann et Brahms
Je trouve irrésistible cette naïveté énergique et fraîche qui, tout en accomplissant très vite les choses, dissémine les sentiments comme tant de perles, de fragrances et de cendres tombées en chemin. Tel est l’effet que produisent sur moi ces deux enregistrements de la magnifique pianiste hongroise Ilona Eibenschütz, élève de Clara Schumann et protégée de Johannes Brahms. Imaginez bien que c’est à elle que l’intermezzo, entre autres nouvelles pièces tardives de Brahms, a été joué pour la première fois, par le compositeur lui-même !
La vidéo que je partage est un bijou resplendissant, et les deux photos de la pianiste ont été admirablement choisies : pour sa beauté calme et inaccessible dans la doucement nostalgique romance de Schumann, et pour sa beauté étincelante d’étoiles, sûrement apparues, très fortuitement, au traitement de la pellicule photographique, dans l’intermezzo de Brahms, plein d’énergie nerveuse et de projection.
La romance de Schumann est jouée à un étage de sentiments parfaitement uniforme, selon un parcours noble et droit… jusqu’à la manifestation d’un espace en deux teintes qui, tout en étant aussi éthéré que le reste, introduit une nuance qui n’est plus capable de quitter la pièce ensuite. Même lors de la calme reprise finale, la voix claire du début, tout en ne perdant rien de sa pureté, passe très subtilement au murmure, presque imperceptiblement ralentie aussi : la nostalgie, à laquelle il a suffi d’apporter un seul écho du passé, s’y est immiscée, et elle accompagne désormais notre cœur qui, bien qu’élevé, marche teinté de regrets et d’attentes.
L’intermezzo de Brahms a cela de délectable qu’il est joué considérablement plus vite que ce qu’escomptent les standards modernes d’interprétation. Presque systématiquement je considère que le plus rapide est le meilleur ; cette pièce ne fait pas exception. Comment traduire autrement que par cette vitesse les paroles sans cesse attaquées et presque aussitôt interrompues, retournées et relancées de Brahms ? C’est un véritable mouvement de l’âme, une agitation perpétuelle, qui, même dans le repos relatif qu’elle trouve dans la section du milieu, médite encore, pour l’exprimer plus sagement, sa sollicitation poignante. Quelle intelligence alors dans la reprise presque hésitante, comme si elle voulait paraître plus raisonnable, de la parole, qui en fait n’en repart après que plus bouleversante et effrénée ! L’interprétation est parfaite, et c’est à nous ensuite que revient la joie d’arrêter parfois le temps dans notre esprit, pour revivre quelques bribes de ces paroles tempétueuses, en sentir toutes les inflexions et les enjeux.
Voilà deux performances musicales qui ont en commun une candeur infléchissable, voire capricieuse, qui n’est pourtant pas dénuée, bien au contraire, des plus hauts sentiments. Lorsque l’expression est aussi prompte et sincère, il faut apprécier que la naïveté est la plus apte intelligence artistique.