Thalberg et la musique saine
L’idée de cet article m’est venue de la lecture d’un commentaire formulé par Heine en 1843 sur les performances au piano de Thalberg. J’en reproduis ici une traduction personnelle.
“Sa performance est tant celle d’un gentleman, si entièrement dénuée de tentatives de surjouer le génie, si entièrement dénuée aussi de cette impudence bien connue comme dissimulant fort mal l’insécurité interne. Les femmes saines l’aiment. De même que les femmes maladives, bien qu’il ne cherche guère à susciter leur sympathie en s’adonnant à des crises d’épilepsie au piano, bien qu’il ne joue pas avec leurs nerfs excessivement tendus et délicats, bien qu’il ne les électrise ni ne les galvanise.”
Je ne souhaite pas commenter les détails particuliers de cette observation, mais seulement souligner l’idée qui est extrêmement juste : Thalberg n’est pas un artiste des maladies de l’âme, contrairement à de nombreux autres artistes de tous les milieux ; c’est au contraire un homme qui cultive la bonne santé. D’après les récits que j’ai lus, il était humble, habité par des idées hautes et par les voix lyriques les plus belles de l’opéra, et disposé à élever les autres à son étage de bonheur et d’éclat. Pour ceux qui n’ont jamais lu l’article de Berlioz dans le Journal des Débats intitulé “Concerts de Thalberg”, je vous le recommande chaleureusement. On le trouve aisément en ligne dans les archives de Berlioz, à la rubrique du Journal des Débats, et à la date du 26 avril 1842. On peut difficilement imaginer une revue de concerts qui engage davantage notre sympathie pour cet homme à qui “même le succès réussit”.
Il y a un moment dans cet article où Berlioz parle des compositions de Thalberg qu’il n’a composées sur les compositions de personne (car, si le nom de Thalberg en tant que compositeur demeure un tant soit peu dans la postérité, c’est sans doute grâce à ses fantasies opératiques en particulier). Devant l’élan dithyrambique de Berlioz à ce sujet, je me disais qu’il avait peut-être exagéré un peu, pour entretenir le ton fantasque et élogieux de son article. J’ai beau lutter, avec une grande curiosité musicale et un amour profond de ce qui me touche en musique, contre les préjugés insupportables qui sont entretenus à l’égard de certains compositeurs et qui les font tomber dans l’oubli car plus personne ne prend dès lors la peine de les écouter sérieusement, il restait une petite partie de moi qui se disait que, si ces pièces de Thalberg étaient tombées en parfaite désuétude, après le succès de son éminente carrière, c’était qu’elles étaient peut-être un petit peu défaillantes d’une manière ou d’une autre. Pourtant, celles dont j’ai choisi de parler ici démontrent parfaitement le contraire, et donnent entièrement raison à l’enthousiasme émerveillé de Berlioz.
J’ai choisi les douze études Op.26. Alors que les études de Chopin, par exemple, sont douées d’une faculté de parole extraordinaire, au service de mouvements profonds de l’âme, ces études de Thalberg sont d’une énergie chantante inégalée. Thalberg évoque les sentiments les plus purs et les plus clairs. Il entretient notre bonheur, et notre santé, sans jamais nous ennuyer ; ou même il nous fait jouer la comédie de la nuance triste, pour nous rappeler seulement que le bonheur est la finalité, et la plus grande de toutes choses dans la vie. Même si, rarement, l’on réussit à trouver des tortuosités dans la musique de Thalberg, on sait que ce n’est pas “pour de vrai”. On ne peut pas cultiver la moindre gangrène au fond de notre être en écoutant cette musique, car la voix de Thalberg est lumineuse, radieuse ; elle évoque le sourire sympathique et perpétuel.
Rares sont les compositeurs qui sont aussi généreux, et prêts à démontrer que l’absence de sillons pernicieux n’est pas un gage de naïveté bête ou de superficialité, mais au contraire la marque d’un rapport encore plus profond et important à la vie et à l’art. C’est le refus de la faiblesse ou de la maladie qui atténuent, pour mieux embrasser la grandeur du monde. En ce sens, un rapprochement, qui semble tout à fait incongru pourtant, me vient naturellement entre Thalberg et Rachmaninoff. De même que Rachmaninoff, Thalberg est un compositeur assertif, qui ne voit pas le besoin de baisser ou de voiler sa voix, de se tordre indéfiniment dans l’expression de ses sentiments. Il ne crie pas non plus pour autant : sa voix est claire, sincère, et elle suscite la plus vive sympathie, et même la reconnaissance.
Sergio Fiorentino disait que la musique de Rachmaninoff ne pouvait tenir en place que si elle était jouée dans l’esprit de Rachmaninoff, en accord avec sa manière de jouer lui-même la musique. C’est-à-dire que tout doit être fait positivement et pleinement, pour que l’expression ne soit pas trahie. Hélas, il est désolant de constater l’immense majorité des pianistes contemporains qui tantôt dénigrent Rachmaninoff parce que leurs professeurs l’ont dénigré avant eux, tantôt travestissent abominablement sa musique en lui donnant un tour sentimental et languissant qui ne convient absolument pas à cet homme pudique et sincère. Dans le cas des études de Thalberg au moins, j’ose espérer qu’il ne viendrait à l’esprit d’aucun pianiste de les jouer sentimentalement, tant leur rayonnement généreux, énergique et spontané est évident. En ce qui concerne Rachmaninoff, de loin mon compositeur favori, j’espère en parler dans de futurs articles, et partager les plus belles et les plus nobles interprétations de son art.