Tristan et Iseut dans le premier prélude de Busoni
Je peinerais à décrire le lien de tendresse infinie qui me lie aux vingt-quatre préludes de Busoni, composés lorsque celui-ci avait treize et quatorze ans. Nous connaissons beaucoup de jeunes prodiges de la musique, mais en quoi peuvent-ils me plaire tant qu’il n’y a pas de maturité des sentiments en eux ? Je précise cependant qu’il s’agit de maturité, et non pas d’expérience. Aussi, cette maturité n’exclue pas la naïveté : il peut être extrêmement mature d’accepter la naïveté de sa propre personne et de ne pas y mettre la moindre affectation destinée à paraître plus sophistiqué.
Comment ce jeune homme a-t-il pu non seulement s’exprimer avec autant de maturité, en plaçant dans ses préludes des vérités du cœur auxquelles très peu d’adultes auraient pu penser, et qu’aucun probablement n’aurait pu mettre en musique d’une manière aussi directe, mais encore donner tant de tableaux qui évoquent, dans ses détails les plus infimes et charmants, l’Italie rurale de l’époque et du passé ? Voilà les vrais prodiges, ceux dont l’âme s’épanche sur tout un univers, et qui retient à son tour tout ce qu’elle y sent.
Le premier prélude, dont je souhaite parler ici, aurait pu être le noyau du cycle. S’il ne l’est pas, c’est peut-être qu’il constitue un aveu préliminaire de ce qu’est la sensibilité du très jeune Busoni. Les préludes 1 et 15 sont les deux qui manifestent autant de calme et qui semblent s’immiscer jusqu’au creux des sentiments. Mais le quinzième est déjà une histoire en lui-même. Le premier prélude, c’est la révélation de la sensibilité propre, et abstraite. C’est la capacité à sentir au bout des choses, le potentiel qui nous fait réaliser, de manière touchante, quel être est ce jeune Busoni. Si je peux en décrire l’une des caractéristiques, c’est le son de cristal, que l’on entend dans tous les préludes, mais même aussi dans beaucoup d’œuvres de toute la vie de Busoni. Je crois que ce compositeur avait une affinité particulière avec les sonorités cristallines, et que c’était l’un de ses moyens d’emmener sa musique dans un monde éthéré.
Telle est ma façon générale de voir ce prélude, ce bijou exclusivement composé en cycle d’accords. J’en ai une autre aussi, cependant. En le chantant, comme je le fais souvent pour la musique que j’aime, à haute voix un jour, j’ai cru reconnaître un air familier. Et à mesure que je progressais dans cette chanson, la ressemblance se précisait avec le duo amoureux de la fin de l’acte 2 de l’opéra Tristan und Isolde de Wagner. J’ignore si la coïncidence est fortuite, ou même si d’autres y verront une quelconque parenté. D’ailleurs, lorsque j’écoute ce duo amoureux, je n’arrive même pas à retrouver un passage exact qui suivrait justement le cours du prélude de Busoni. Peu importe, à vrai dire. C’est une parenté qui demeure en moi, qui me réjouit tant elle est délicate, et qui m’a poussé à écrire des paroles pour un duo amoureux entre Tristan et Iseut sur le prélude de Busoni. Ce sont ces paroles que je partage à présent.