Deux tableaux de L'Art de la fugue
Exotique est la manière dont je décrirais ma première impression suscitée par la musique de L’Art de la fugue de Bach, jouée par Koroliov. J’avais le sentiment de voir passer un vaste souffle parcourant toutes sortes de contrées lointaines, et le changement de l’une à l’autre se faisait presque sur le mode d’une métamorphose. Il y a quelque chose de très concentré, méticuleux et soutenu dans cette musique, une ligne à ne pas perdre et qui trace des contours à l’infini. Ainsi, tous les transports, car il y a cependant de nombreux transports, apparaissent légers, élégants. Dans cette légèreté on reconnaît un souffle plein de volupté, parce qu’il caresse plutôt qu’il ne pousse. Je veux l’évoquer à travers deux exemples.
La première occurrence manifeste de ces phénomènes est apparue pour moi dans le Contrapunctus 4. Dès le début on entend le caractère leste et délicat de tous les mouvements à venir, alors même qu’un vent frais se met à souffler sur un désert de sable. Il enveloppe la peau des danseurs qui, tout en suivant ce mouvement vif et rythmé, laissent glisser les bras le long de leur corps puis à la rencontre du vent, vers le haut. Et ce sont ainsi des gestes multiplement répétés, exécutés à des temps différents par les bras de plusieurs personnes proches les unes des autres, de sorte que, vus de la cime de leur corps, ces bras s’étendent en décalé dans un bouquet humide par la perspiration solaire qui frissonne au gré du vent.
La seconde illustration vient du Contrapunctus 13 in forma Rectus. Figurez-vous les couleurs du Noli me tangere de Véronèse (le tableau reproduit ici), que j’ai eu la chance de voir au Musée de Grenoble, apposées à une exquise course-poursuite à travers la ramée. Les drapés à l’insaisissable coloris se laissent toujours deviner aux yeux du poursuivant, mais jamais attraper par ses mains. Et cette scène est joueuse, tant que la fugitive prend quelquefois un temps pour tournoyer, rire de l’autre sans être vue et chanter d’insouciance comme de tendresse (et écoutez quelle belle voix elle a !).