Le titre de cet article, qui m’est en vérité très cher, vient d’une revue critique rédigée par William James Henderson en 1930. La voici, dans toute sa justesse d’analyse :

“For one listener this interpretation of the B flat minor Sonata – in which even the Funeral March was played differently – closed itself with a magisterial quod erat demonstrandum which left no ground for argument. The logic of the thing was impervious; the plan was invulnerable; the proclamation was imperial. There was nothing left for us but to thank our stars that one had lived when Rachmaninoff did and heard him, out of the divine might of his genius, recreate a masterpiece. It was a day of genius understanding genius. One does not often get the opportunity to be present when such forces are at work. But one thing must not be forgotten: there was no iconoclast engaged; Chopin was still Chopin.”

Nous disposons d’un enregistrement, infiniment précieux, de l’interprétation de la deuxième sonate de Chopin par Rachmaninoff, réalisé justement en 1930 également. Il s’agit bien d’une véritable démonstration. En matière de prémisse, une introduction en sourdine dans laquelle aucune voix ne se propose de s’élever suffisamment, comme pour condamner tous les propos à l’inaboutissement, à l’impossibilité de l’assertion définitive. Mais, ce premier mouvement, il s’agit aussi d’une mise en activité, d’une exploration du trouble qui pèse, avec toutes ses couches et ses nuances, et qui empêche toute certitude, à la fois dans la raison et dans la détresse. Rachmaninoff ne s’abandonne jamais à rien : il prend bien soin de mener son exploration avec à la fois la sensibilité discrète et la distance de Dante parcourant l’Enfer.

Puis c’est la vraie mise en tension dans le second mouvement. L’analyste méthodique a repéré les points discordants en son propre être, et il se livre tantôt au combat, tantôt à la contemplation mal assurée face à eux. Il ne sonde non plus les entités pernicieuses mais surtout les réactions qu’il est capable d’offrir en réponse. En cela il est toujours concentré, bien que disposé à répéter ce tourbillon autant de fois qu’il le faut, avant de tragiquement s’assurer qu’il n’est pas en mesure de sortir de ce mal par le haut. Alors seulement, et jamais avant, la douleur, avec répugnance, est autorisée à exister, à être considérée comme un rempart à l’émancipation de l’être. On entend le cœur de Chopin, et celui de Rachmaninoff avec lui, s’épandre quelque peu, avec pudeur, désespéré de devoir se résigner.

Le troisième mouvement apporte dès lors le point le plus saillant de la démonstration. Puisque le rempart est reconnu, l’homme emploie toutes les forces de son être en insurrection contre lui. Ses forces positives étant insuffisantes pour le renverser puissamment, c’est la force du dédain (je préfère encore “scorn” en anglais) qui sort avec toute son amertume. Pour la cohérence de la démonstration, il était nécessaire que la Marche Funèbre, telle que jouée par Rachmaninoff, n’eût strictement rien de languissant. L’avoir compris, et osé, est un signe de génie de la part du pianiste. Il ne s’agit pas de supporter la douleur, mais de la mépriser. Deux mouvements ont été employés à reconnaître son existence, et le troisième ne peut pas être celui de la capitulation, ou bien tout le caractère manifesté jusqu’alors s’en serait trouvé réfuté. Le mépris est d’une violence extrême, redoublée lorsqu’un succinct aveu de faiblesse et de nostalgie de la candeur passée s’est achevé dans la section centrale du mouvement. On remarque aussi que, dans la sonate, pas une des répétitions suggérées par Chopin n’est tentée : c’est le propre de la démonstration d’être en progression ininterrompue, de ne pas regarder mélancoliquement en arrière.

Le dernier mouvement est le plus opaque, chargé des mystères de l’anéantissement. On ne peut malheureusement attendre, à cet instant, du bien de la confrontation entre la douleur et le mépris. Si c’est effectivement une possiblité future, il n’y a, pour l’instant, de place que pour la destruction, l’effondrement d’un mal par l’autre. Mais le ton du début a résisté à tout, et Rachmaninoff a su se sortir de ces ruelles obscures et de ces places désertes, du parcours le plus stérile dont un homme puisse faire son chemin, avec la même expression intense et sérieuse sur le visage. Seuls ses pas ont chancelé.