La pratique des vingt-quatre préludes est une merveilleuse approche pour permettre à certains compositeurs de livrer leur univers intime par quelques états fugitifs, évanescents. Mais au creux de ces confidences, de ces pensées musicales, il me semble que l’on peut souvent trouver un noyau. Ce noyau, c’est la pure parole, la voix claire et entière du compositeur, qui ne se trouve pas forcément en position médiane de la collection mais qui est insérée dans le vaste étendard des préludes. Le noyau reprend, en sa qualité synthétique, l’essence de l’atmosphère génératrice des préludes, mais en un temps suspendu. Il constitue une interruption lors de laquelle le poète fait acte de sa qualité, non pas avec l’expression abstraite de son œuvre mais par l’éloquence sincère et infiniment noble qu’il manifeste en quelques paroles directement adressées à l’auditoire. Si les autres préludes sont voués à la profuse galaxie de l’art, ces quelques mots intimes sont destinés à la personne privilégiée de chaque auditeur, faits pour une méditation partagée sur quelques sentiments rares et grands, cristallisés dans le temps.

Je veux en donner ici trois exemples. Le premier est tiré des vingt-quatre bijoux de Chopin. L’atmosphère, depuis que j’ai découvert leur interprétation par Alfred Cortot, m’a toujours semblé être celle d’une étude délicatement baignée dans un chaleureux et vaporeux rayon de soleil à travers un rideau. Le noyau, c’est le treizième prélude : un regard de timide innocence porté sur cette lumière, douce mais faible. C’est un aveu d’impuissance poétique, devant la résolution qui s’échappe, devant des espoirs qui s’évaporent avant d’en avoir pu suivre la trame jusqu’au terme. Ces préludes sont les rayons diffus mais tamisés, qui capturent un temps la sensibilité et aussitôt disparaissent pour en susciter d’autres à la suite. Ce noyau, cependant, constitue l’émouvant regard que ces préludes portent enfin sur eux-mêmes, encore une fois sans formuler pour autant de sentence aboutie quant à leur sort.

Le deuxième est singulier en ce qu’il est dual. Dans les vingt-quatre préludes de Scriabin, le noyau est en deux parties, deux pendants géniaux de l’homme en introspection. D’abord, c’est le quinzième prélude, l’un des plus touchants concentrés de tendresse et d’émotion que je connaisse, d’autant plus qu’il est arrêté, au point où l’on le croit vaciller, par une délicate pudeur qui brille en quelques larmes restées dans les yeux. Ensuite, c’est le seizième prélude, pendant de colère voilée où l’on voit ces mêmes yeux s’ouvrir grands d’indignation et de vindication. Cette sourde colère parcourt une aride et rocailleuse vallée, imbue d’un potentiel retentissant mais entièrement inapte à rugir effectivement. Tels sont les deux états essentiels du compositeur à travers ses préludes, déclinés en tant de formes insolubles et éthérées, parfois scintillantes même, parce qu’elles sont nées de la tension entre les deux pôles du noyau.

Je dois la dernière illustration à Blumenfeld, l’homme dont les vingt-quatre préludes sont un véritable champ de fleurs. C’est un souffle parfumé, plein d’inflexions qui témoignent de la plus haute profondeur et la plus dense complexité de sentiment. Ce sont aussi des élans, des sourires, de virevoletantes voix entrelacées avec pleine bienfaisance… Et pourtant, il semble toujours devoir se perdre quelque chose ; il est une teinte de nostalgie qui empêche l’accomplissement de toutes ces formidables promesses qui émerveillent le cœur. Là où Chopin se sentait trop faible pour tenir à ses inspirations, impalpables et flottantes, Blumenfeld fait état de leurs prouesses magiques, pourtant arrêtées par un noyau de mélancolie qui imprègne toute la collection. Ce noyau, vrai foyer de la mélancolie, est le seizième prélude. Il est la parabole d’une colline littorale sur laquelle se dresse un palais, entièrement inhibé par le rose du couchant. C’est du déclin, dans sa plus grave et latente acception, dont Blumenfeld nous entretient, avec le sourire désabusé qui dit : “Il n’en sera plus autrement”.

Aux collections entières, les trois cycles de vingt-quatre préludes, je me suis permis d’ajouter deux interprétations que je chéris particulièrement de certains de ces noyaux : celle de Busoni du treizième prélude de Chopin, et celle de Horowitz du seizième de Scriabin.