Sergei Rachmaninoff est mon compositeur préféré. Mais avant de parvenir à parler de l’une de ses œuvres, comme je le fais généralement sur ce blog, je souhaite expliquer de mon mieux, selon l’état actuel de ce que j’ai compris à ce sujet, pourquoi il est important d’écouter Rachmaninoff, joué correctement et avec une disposition raisonnable d’esprit. Idéalement, ce propos illustrera à quel point il est difficile d’en parler.

En réfléchissant à ce qui pouvait caractériser la musique de Rachmaninoff, les propos de deux pianistes me sont revenus à l’esprit. Richter, dont je n’aime que rarement les interprétations, mais qui vise parfois très juste, a dit, à propos de l’Etude-tableau Opus 39 numéro 5, quelque chose comme : “J’apprécie ce genre de musique, mais je n’aime pas la jouer en public car j’ai l’impression d’être nu à le faire. Si vous la jouez, ayez l’obligeance de vous déshabiller.”. Fiorentino a dit que la musique de Rachmaninoff ne pouvait tenir que si elle était jouée comme Rachmaninoff l’aurait fait, avec un toucher fort, direct et expressif sur toutes les notes. Je n’aime habituellement pas juger la musique à partir des conditions qui régissent son interprétation. Dans ce cas, néanmoins, je crois que c’est révélateur : ce qui est inconfortable pour le public contemporain, un peu gêné, avec la musique de Rachmaninoff, c’est qu’il n’y a aucune place pour se cacher lorsqu’il s’agit de la jouer ou de l’écouter. C’est une musique qui est permanence expressive, et qui ne contient aucune ironie.

Il convient de préciser quelque chose sur ce point. Si la musique de Rachmaninoff est jugée, à tort, comme sentimentale, c’est en grande partie à cause d’interprètes qui ne savent la comprendre et pleinement l’incarner, et qui choisissent la voie faciledu travestissement, mais aussi peut-être parce qu’elle a quelque chose de naïf. Et cette naïveté, si noble, vient de l’absence d’ironie. Chaque instant de sa musique est une expression sincère et affirmée, c’est une déclamation d’esprit sans le haussement du ton. De même, c’est de l’émotion véritable, très singulièrement et précisément caractérisée, sans la sentimentalité. Rachmaninoff est le mélange, que la modernité peine à concevoir, de l’homme de goût, pudique et brillant, et de l’homme généreux, expressif et expansif. Il n’y a jamais de pause dans cette expression, ce qui rend la musique exigeante d’appréhension : à chaque instant, il faut être à la hauteur de ce qu’elle dit, maintenir bien haut l’intensité et ne pas succomber à l’affaiblissante fatigue. Une telle implication du récepteur est ce qui rend cette musique merveilleuse, invraisemblablement belle, riche et pure, mais elle exige aussi de l’honnêteté et du goût chez celui qui la côtoie. Il faut être prêt à tout donner de soi et à mettre de côté les impuretés, les maladies et les grincements de l’âme.

Même dans un moment lyrique, à voix basse, comme le deuxième mouvement de la première sonate pour piano, Rachmaninoff ne fait pas de mélodie sans direction expressive. C’est doux, prodigieusement beau, et le propos semble même flotter alors qu’il ne cesse de parler et de tendre vers l’expression complète d’un état émotionnel et narratif dont seul Rachmaninoff a le secret. Ce que Chopin ne parvient à scander clairement que dans le point culminant de quelques mazurkas, Rachmaninoff en fait la voix canonique de sa musique.