Liszt, Nyíregyházi et Turner
Il y a longtemps que je n’ai écrit un article sur la singulière association d’un tableau et d’une œuvre musicale (les plus sournois de mes lecteurs diront plutôt qu’il y a longtemps que Sofyan n’a publié deux articles en un si court intervalle de temps…). L’association que je m’apprête à présenter est l’une de celles qui s’imposent le plus intensément aux sens.
Pour l’appréhender, il faut d’abord entendre ce que c’est que le premier accord de la Faust-Symphonie de Liszt, dans sa version orchestrale originale. C’est un son vibrant qui enveloppe, saisit d’un geste giratoire de main l’attention de l’auditeur pour l’emmener dans le monde de Faust, Gretchen et Mephistopheles. Liszt crée des tableaux éthérés, des “études de caractère” comme il les appelle, dans lesquels les personnages sont soustraits à leur intrigue théâtrale, pour s’épandre dans l’espace sonore qui, le mieux, doit synthétiser l’enjeu de leur existence.
Maintenant, écoutez ce même premier accord dans l’interprétation que Nyíregyházi fait de sa propre transcription, pour piano seul, de la Faust-Symphonie. Ce son est l’un des plus crus qu’il m’ait été donné d’entendre. Avec la singulière qualité de l’enregistrement, qui à mon sens lui confère un pouvoir encore plus grand, c’est quelque chose comme la sirène d’un navire que l’on entend, tombant violemment des hauteurs de la vague jusqu’aux affres du naufrage. Le jeu de Nyíregyházi, encouragé par l’enregistrement, est physique, il saisit brutalement les sens pour restituer une composante dramatique aux figures abstraites que Liszt dépeint. La mise en situation est l’infraction devant la barrière de notre chair, qui constitue une manière d’incarnation.
Mais il n’y a pas que ce qui a trait à la peau. Les sons de Nyíregyházi vont tantôt s’écrasant contre nous, tantôt s’échappant dans l’espace réverbérant du son. Dans la section Gretchen, le pianiste induit quelques déphasages entre la voix lyrique de la protagoniste et sa conscience inquiète. Lorsque l’on connaît bien la version orchestrale, l’on est saisi par ces remords anticipés de Gretchen, le témoignage involontaire d’une anxiété extrême qui s’en va vers les parois du son comme un mauvais présage tandis que le lyrisme voluptueux nous étouffe, tout en brillant de son extrême beauté. De la vaste oscillation des états de Gretchen entre le ciel et l’amour interdit chez Goethe, il reste un caractère plus mesuré, mais dès lors plus violent en concentration de tension. Alors que certaines voix semblent se détacher timidement vers le ciel, d’autres retombent en giclées désespérantes sur notre pitié impuissante.
Encore une fois, je ne sais si le propriétaire de la chaîne “Vituri Da Silva” a choisi à dessein cette toile de Turner, Snow Storm: Steam-Boat off a Harbour’s Mouth, pour accompagner le morceau, mais quelle meilleure manifestation possible de crudité, des lumières et des couleurs, à même la tourmente ? Toutes les sensations laissées par Turner sont à la fois liquides et pâteuses, brutes comme l’élément depuis lequel il a porté son regard pour peindre cette toile géniale. Pour Turner comme pour Nyíregyházi, il n’est pas question de lisser des contours : les sentiments et la magnificence marine sont des matériaux à amplifier, à singulariser hors de toute inscription normale dans le monde. Il n’y a que les sens humains pour répondre à ces représentations dramatiques sans compromis. Il est à nous de garder un cœur pour la poésie devant le marasme ébaubissant.