Si vous n’avez jamais lu Les Nuits blanches de Dostoevsky, je vous incite vivement à le faire, en deux ou trois heures peut-être, avant de lire cet article. Il s’agit d’une lecture presque névrotique qui se développe à la lueur jaune, diffuse et pâle de quelques lampadaires dans la nuit… une nuit plus blanche que noire, où la pierre des rues ou des ponts luit pour se faire l’écrin de deux promeneurs qui ont renoncé à leur sommeil. Ce sont deux inconnus que chaque nuit rapproche davantage, sans pourtant que ne se traduise une claire rationalité à leur rapprochement. L’un est à l’extrémité de l’affabilité et de la sincérité dans les transports, et l’autre se lance aveuglément dans les confessions (je raconte tout cela de mémoire ; l’histoire véritable est enfouie quelque part dans un rêve), en apparence, car son être est désordonné, inaccessible.

Tout en lisant cela, je concevais une familiarité entre cette histoire et quelque œuvre dont je ne parvenais à me rappeler. Ce qui m’a enfin mis sur la voie a été de lire le mot “dissonance” dans le livre. Alors, je me suis rappelé de cette romance éponyme de Rachmaninoff, sur un poème de Yakov Polonsky, qui pourtant ne comporte pas le mot “dissonance” dans son texte. Dans cette pièce, la chanteuse a donné sa beauté à un autre homme, mais, sur les ailes du rêve, elle rend visite aux souvenirs du jardin crépusculaire partagé avec son véritable amour. Cet homme vient même lui rendre visite (en rêve, ou dans l’instant ?), lui donne la main, l’étreint, et dépose un baiser sans feu sur ses lèvres… C’est le renoncement, puisque la femme a bien donné sa beauté à l’autre.

Rachmaninoff a composé sur ce motif une œuvre de toutes les temporalités, et surtout des étirements dissonants pour résister au destin qui, dès le début de la musique, a scellé le sort des deux amoureux, eux qui communiquent seulement par la pensée, ou peut-être par de fantomatiques rencontres aussi. Par moments, l’on croirait à un glissement, à une volupté qui surmonte sa première expression tremblante et craintive ; mais la lumière décline, et c’est bien dans les bras d’un autre qu’elle finit, chantant d’une voix que le destin a décidée.

Qui est le véritable amour dans Les Nuits blanches ? Qui sait ! Et peu importe, en vérité. Mon cœur penche, sans surprise je crois, pour le confident de toutes ces nuits. Mais ce n’est que l’autre, l’homme arrivé à la fin de la nuit et des lumières, qui a reçu le plein bénéfice de l’amour, et d’un revirement soudain, à son compte. Les deux œuvres ne sont pas parallèles. Elles ont toutes deux, cependant, une force perçante dans le fait de scruter les instants au creux du silence, leur tension, et d’y révéler de belles voix s’élevant les unes contre les autres, en pleine dissonance. Une dissonance si belle que l’on croirait à la grandeur de la parfaite harmonie. Mais en fait une dissonance, un drame, malgré tout. Les êtres ne s’accordent guère, et la tension névrotique ne peut durer qu’un certain temps.

Après cela, des larmes et, enfin, plus rien. L’histoire ne laisse guère derrière elle plus de matière que ne le fait un rêve. Il n’est peut-être pas de légitimité à en sentir davantage. Un sourire demeure, tout de même, devant cette beauté incompréhensible.