L’une des faiblesses propres à la rhétorique du discours est qu’elle souffre difficilement la répétition sans avoir l’air redondante. On peut, bien sûr, ménager un certain espace contextuel pour y réitérer une formule qui gagne en ampleur, mais le discours devient intolérable si l’on n’avance guère, et si la répétition entrave le plein épanouissement du propos. Il faut bien un texte génial, comme le poème “The Bells” par Edgar Allan Poe, pour l’épanouissement d’un mode de répétition merveilleux dans le discours.

Tout à l’inverse, la musique semble être une forme de langage si particulière qu’elle construit une large partie de son expression autour de la répétition. Une phrase musicale est un potentiel, un monde latent d’idées et de sentiments, que chaque mode de répétition active d’une manière différente, de sorte que, en conjonction avec les autres phrases et toutes les autres activations d’elle-même, s’établisse un mode de narration cyclique qui, savamment déployé, n’imprime pas la moindre redondance sur nos sens. Il est possible que, historiquement, cette aptitude merveilleuse de la musique n’ait été découverte que dans la perspective de l’étalage d’un panel technique de la part du compositeur : pour faire état de ses aptitudes, il remanie selon de multiples procédés un même matériau musical. Ce n’est pas une démarche qui me plaît, mais peut-être que c’est elle qui a ensuite incité d’autres compositeurs à mettre la répétition, mécanisme qui, comme je l’ai expliqué, me semble pourtant peu naturel au regard du discours, au service d’une brillante expression musicale.

Nombreuses sont les œuvres qui font un formidable usage de cette méthode. Seulement, je souhaite parler ici d’une occurrence tout à fait spécifique de cela, lors des plus glorieuses récapitulations que l’on trouve dans les grands concerti russes. Les œuvres que j’évoque possèdent des mélodies étirées, généreuses, qui ont la faculté précieuse d’inscrire de la souplesse et de l’ampleur dans des ouvrages d’une architecture complexe. Ces mélodies sont l’âme de l’histoire, et ce qui nous maintient dans la bulle rêveuse… Mais elles ont le droit parfois de dire plus que la seule histoire. Par exemple, Anton Rubinstein, dans son quatrième concerto pour piano (autour des cinq minutes dans l’enregistrement), se sert à un moment d’un simple souffle lyrique, ondulé, légèrement emporté, le réitère, le fait croître en magnitude, jusqu’à en faire un édifice aux contours pleinement arrêtés, majestueux, qui a conservé tout juste un peu de sa première verve sentimentale. C’est le prodige propre à un puissant géant qui puise toute sa force dans la seule essence d’un instant de recueillement méditatif.

Ce que j’appelle la récapitulation parfaite est chose encore légèrement différente, bien que relevant d’un similaire esprit : il s’agit de l’instant où, semble-t-il, toutes les forces instrumentales convergent dans la réitération d’une longue phrase musicale, l’une de ces âmes du morceau, avec à la fois un élan impétueux, extrêmement sonore, et cependant une articulation parfaite dans la diction. La phrase est scandée, de toutes parts, mais il en résulte une netteté et une pureté incroyables. Ces instants semblent très littéralement invraisemblables dans les grands concerti russes, car la mélodie est si longue, si encline à prendre son temps pour pleinement se déployer, qu’une telle récapitulation paraît vouée à l’effondrement, à cause d’un instant de faiblesse ou de fatigue… On le voit pourtant dans le premier concerto de Tchaikovsky, et son final génial. En écoutant cela, on ne peut que hurler de joie en chantant à l’unisson, lever les bras au ciel et se figurer que l’on attrape les étoiles avec les yeux. Et, en même temps que cela, c’est peut-être ce qu’il y a de plus beau, on se sent habité par l’idée de la victoire. C’est le triomphe du bien, et de la beauté, qui sort en éruption de la musique ; et certains d’entre vous, plus que de lever les mains, lèveront aussi les poings comme après leur plus grand succès terrestre.

Cette netteté, et ce martèlement de chaque temps de la phrase, on les entend également chez Evgeny Svetlanov dans son concerto pour piano. La mélodie spéciale du second mouvement y est introduite avec une simplicité qui met très justement en valeur son caractère. Elle est d’autant plus séduisante qu’elle semble parlée, comme l’est la première mélodie du troisième concerto de Rachmaninoff (celle qui m’a fait tomber amoureux de la musique à quinze ans). On ne découvre toutefois son plein potentiel, dansant, apte à susciter notre pleine adhésion, que dans la récapitulation (entre 17:15 et 17:40 dans l’enregistrement). C’est une sorte de rythme martial et fanfaronnant qui l’introduit ; et alors, tout au long des vingt-cinq secondes, la mélodie est à la fois scandée et incarnée, bruyamment, sans le moindre fléchissement, même lorsque, à chaque pause, on croit que ce ne sera pas tenable et qu’il faut trop de force dans le cœur pour entretenir pendant si longtemps une beauté aussi glorieuse et impudique. C’est précisément la force de caractère requise pour oser cet élan et le soutenir qui émeut. Pendant ces quelques secondes, nul ne peut se cacher de sa voix passionnée, et entièrement articulée au service de la mélodie qu’il aime ; c’est une déclaration d’amour au monde entier.

Finissons avec l’une des plus belles déclarations d’amour musicales, le deuxième concerto pour piano de Rachmaninoff. Le traitement de l’impériale et gradiose mélodie dans le premier mouvement est singulier, car sa première présentation a déjà quasiment l’allure d’une récapitulation. C’est la musique du retour à la vie, avec toutes ses forces et ses fragrances. Néanmoins, la véritable récapitulation (vers 6:10 dans l’enregistrement) est appuyée par le piano pour la rendre encore plus distincte. De la sorte, elle se présente un petit peu moins mielleuse et plus effervescente, constituant une célébration au sens le plus noble du terme.