L'élan chez Brahms et Fauré
Je souhaite commencer cet article en souhaitant une belle année à tous mes lecteurs. Que Dieu vous la fasse heureuse, exaltante et riche en découvertes musicales.
Le principe originel du repentir artistique consiste en la dissimulation d’une piste erronée initialement empruntée pour faire valoir une correction, présumément de meilleur goût. Lorsque le dessein de l’artiste est l’affirmation nette d’une idée bien définie dans son esprit, cette méthode de précision, que le spectateur est censé méconnaître, prend tout son sens. En revanche, lorsque l’idée est si élusive qu’elle échappe à toutes les précisions vouées à tendre vers elle, le meilleur moyen d’en rendre compte peut être la divulgation de toutes les voies infructueuses empruntées dans l’ombre, dans l’esprit créateur, pour tenter d’y parvenir. Parfois même, cette idée spéciale se trouve être exactement la résultante d’aspirations diverses et convergentes, sans qu’il ne soit possible de la définir autrement.
Cette perspective donne lieu à la notion de l’élan. Selon moi, l’élan est la trace, dans l’œuvre, des diverses aspirations de l’artiste, significativement laissées en évidence pour suggérer le mouvement vers cette vérité. La musique traduit assez souvent de pareils mouvements pour atteindre son propos fondamental et le rendre intelligible, mais je veux parler ici de Brahms et Fauré qui, à mon sens, sont assez remarquables quant à la manière dont l’élan se manifeste chez eux.
Brahms est un compositeur qui semble toujours chercher ses mots, ou bien montrer en procession toutes ses manières de dire la même phrase, comme s’il cherchait à arriver au juste effet de la sorte. Souvent, on l’entend de manière frénétique, comme dans les intermezzi Opus 119 numéros 2 (seconde pièce dans la vidéo) et 3, le premier des deux faisant l’effet d’une course haletante dans tous les sens, et le second celui d’un battement d’ailes. On dirait que, d’une implantation originelle, Brahms essaie de façonner le pétiole et la feuille aux plus parfaites proportions, sans prendre la peine de concevoir la feuille lorsque le pétiole n’est pas satisfaisant. Puis, une fois le premier membre conçu comme il fallait, c’est parfois la feuille toute seule qui se voit conçue de multiples manière, ou peut-être même déjà cueillie, et tombée… L’effort de Brahms, bien que conscientieux et sincère, peut devenir tumultueux et d’aspect désolidarisé. Mais dans tous les cas, il reste d’intenses velléités, des marques de caractère.
L’intermezzo Opus 119 numéro 3 est souriant, la phrase introductive au piano du premier concerto pour piano, dont on ne peut que déplorer la rareté au sein de ce concerto, ressemble à une effluve sortie droit du cœur, d’autant plus touchante qu’elle se cherche et se reformule sans cesse. Deux instances très affirmées de cet élan magnifique se trouvent dans les intermezzi Opus 117 numéros 2 et 3 (troisième pièce dans la vidéo) : le numéro 2 y puise toute la détresse de son expression, avec une telle économie que l’on sent l’effet de remous fondamentaux de l’âme ; tandis que le numéro 3 en fait le motif de sa résolution, se colore et accélère graduellement comme pour indiquer un souffle de vie qui gagne en puissance. Pour que cela apparaisse proprement, il est nécessaire d’avoir des interprétations qui ne sont guère languissantes, qui font de ces élans une animation plutôt qu’un effondrement.
L’élan de Fauré est d’un tout autre ordre, et je ne prétends pas le caractériser parfaitement car ma familiarisation avec l’œuvre de ce compositeur est assez récente. L’impression que j’en ai, toutefois, est celle d’une musique dans laquelle les élans sont des signaux d’avertissement, destinés à nous informer de l’existence de quelque merveille, en la pointant du doigt au loin, ou en nous la racontant quelque peu, sans jamais vraiment nous la montrer. C’est un peu plus timide que chez Brahms, comme venu de la part de quelqu’un qui est tombé amoureux mais n’ose pas tout à fait en parler, par pudeur. Dans la Barcarolle Opus 106 numéro 12, il semble même qu’il y ait un rougissement, dans l’évocation pourtant généreuse et toujours plus affinée d’une tendresse infinie.
De manière encore plus innocente, l’élan peut se traduire chez Fauré par des effluves de joie : dans le premier nocturne, il y a comme un remous qui, par multiples itérations, finit par trouver la lumière, à partir de laquelle nous assistons à un véritable sautillement de joie, quasi enfantine. Dans ce schéma apparemment maîtrisé, les forces pour passer d’un état à l’autre sont tirées d’inlassables élans, qui d’abord semblent stagner, et enfin, comme par une évidence, donner lieu à cette musique de l’émerveillement qui laisse supposer une myriade de trésors à portée de main, mais pas encore à portée de regard pour nous. Le dernier exemple que je veux citer est de nature à susciter un formidable sourire sur votre visage, l’impromptu Opus 34 numéro 3. La joie déferlante est déjà présente dès le début, mais ce que fait la musique est de transmettre une réaction adorable d’incrédulité face à cette joie, avant de parvenir, par résolutions successives et scintillantes, à l’embrasser toute entière.