Ces derniers jours m’ont vu renouer avec un amour de plusieurs années. Les mélodies de Scriabin sont des créations d’une invraisemblable beauté, des fragments contrastés et parfumés de l’univers des perfections lyriques. Ses brèves pièces sont parfaitement localisées dans une intime bulle de désirs, de rêves et de beautés. Des idylles et des drames intensément concentrés, chantés. Celui qui les chante le mieux, à mon avis, c’est le meilleur des chanteurs au piano, Vladimir Horowitz. Et les deux plus belles miniatures de Scriabin, enluminées par Horowitz, sont les études Opus 42 numéros 4 et 5.

Les études Opus 42 sont huit pièces au ton légendaire. Pour reprendre le concept de “cœur d’une collection”, dont j’ai parlé dans un précédent article, les numéros 4 et 5 sont les deux cœurs, béatique et apocalyptique, de cet ensemble. Il y a en ces deux études quelque chose d’infiniment vif et important. C’est une musique de l’avertissement, qui cherche à éveiller toute l’attention dont nous puissions être capables. Tout doit être si parfaitement scrupuleux, pour circonscrire la bulle lyrique, que les forces de l’univers semblent entières y être assujetties.

L’étude numéro 4 est une rencontre entre deux entités nimbées, ailées, et une vieille femme courbée, entièrement voilée. Sous une coupole plasmique aux parois violettes, sur une terre brune sombre, près d’une seule petite maison, celle de la vieille femme, faite de cette même terre, un don est octroyé à la femme. La condition de ce don est le seul rapprochement entre les modestes mains de la femme et les mains dorées, lumineuses, de l’une des deux entités, l’autre se trouvant légèrement en retrait à gauche. C’est un don immatériel, qui ne pèse que sur les attitudes de son récipiendaire. À mesure qu’avance l’entretien muet, le tableau du morceau musical, la vieille femme s’emplit de pleurs intérieurs, pour avoir été ainsi touchée par la grâce. Au point où, tremblante de reconnaissance, elle croit sentir son cœur tomber de sa poitrine, dans le prolongement de son corps courbé. C’est le propre de cette étude, que de délicatement placer l’emphase, au cœur de cycles répétés à échelle céleste, sur quelques notes de sentiments poignants, si poignants qu’ils paraissent insoutenables pour de modestes créatures humaines. Il ne suffit pourtant que d’appuyer sur quelques pincements de l’âme. Voilà ce qui est génial dans l’interprétation de Horowitz : il rend organiquement équivalents les gémissements et les signes de la grâce.

L’étude numéro 5 est une déferlante, un déluge destructeur, une course à la survie. Elle est indiquée comme étant “affannato”, précisément “à bout de souffle”, car elle emporte violemment celui qui l’écoute dans sa course. Mais il n’y a pas que cette tension critique : au milieu de la crise, quelque lumière apparaît, et avec elle une parole, tantôt d’espoir, tantôt d’imploration. La parole est chantée, elle flotte dans l’espace infini, alors que le reste du monde s’effondre sous le marasme. La catastrophe devient ensuite encore plus brutale, elle porte son coup contre l’homme essoufflé, et la réponse de celui-ci se teinte de tous les soubresauts concevables de l’âme, jusqu’à s’effondrer en capitulation. Ce qui résulte de cette scène, il n’appartient pas à l’homme d’en décider. Il n’est que la victime et le miroir lyrique d’un affrontement à plus vaste échelle. De lui-même, le drame se résout, et s’estompe dans le néant des décombres. Horowitz aura rendu toutes les perspectives terrestres possibles sur ce qui s’est joué, nous aura fait entendre tous les acteurs, et aura fait de nous les derniers d’entre les acteurs, éreintés, haletants, submergés.